Wilhem Friedmann, 1884 -1942

DocPictures/Capture_IHiG1Db.PNG
Commune : Osse-en-Aspe
2ème guerre mondiale
Article de Jean-Noel Paquier dans Mémoire d'Aspe :

" Le cimetière d'Osse est un lieu de souvenirs, mais aussi de rencontres. Quelques compliments à une femme sur le fleurissement de la tombe de son mari, une discussion engagée... et c'est la révélation d'une histoire tragique dont Osse a été le théâtre.

Un intellectuel autrichien pacifiste
Wilhelm Friedmann naît le 19 mars 1884 à Vienne. Autrichien et juif, mais non pratiquant, il se convertit au luthéranisme dès l'âge de dix-huit ans pour échapper ainsi au numerus clausus et entrer à l'université. Choix qui marque déjà un certain courage dans une Autriche très catholique. Cet étudiant brillant choisit la romanistique, l'étude des langues et littératures romanes. Après des séjours dans plusieurs villes d'Europe, Rome, Paris, Leipzig, il obtient le titre de docteur de l'université de Vienne. Polyglotte, il maîtrise parfaitement le français.
Lors de la guerre 1914-1918, il est mobilisé dans l'armée austro-hongroise, et fait prisonnier. On le retrouve en Sibérie où il apprend très rapidement le russe, démontrant ses évidentes qualités de linguiste. Il s'évade de cet enfer blanc et on le retrouve après la guerre traducteur à la Croix Rouge, à Berne, en Suisse. Il œuvre alors au rapatriement des prisonniers de guerre. Et c'est là qu'il se lie d'amitié durable avec des pacifistes de tous horizons dont Romain Rolland et Stefan Zweig qu'il connaît depuis Vienne.
A l'université de Leipzig où il enseigne ensuite, ses positions de pacifiste et de francophile le marginalisent, l'opinion publique d'alors étant plutôt revancharde. Ferme sur ses positions il travaille au rapprochement franco-allemand, notamment lors du pacte Briand-Stresemann et des accords de Locarno de 1925. C'est à cette époque qu'il fait de nouvelles rencontres avec des intellectuels français influents comme André Malraux, André Maurois, André Chamson, Georges Duhamel, les historiens Jean-Richard Bloch et Albert Mathiez... Il fait alors de Leipzig un lieu de passage obligé pour les intellectuels et les écrivains français qui donnent tous des conférences dans la ville.
Le 22 septembre 1933, après l'arrivée des nazis au pouvoir en Allemagne, il est renvoyé de l'université de Leipzig en raison de son origine juive et de ses prises de position politiques pacifistes et hostiles au nazisme. Méfiant, il avait anticipé cette décision en se réfugiant quelques mois plus tôt à Paris avec sa femme Gertrude et sa fille Régine.

Wilhelm Friedmann à Paris
A partir de ce moment l'existence est plus douloureuse pour Wilhelm Friedmann, contraint de quitter l'Allemagne. Le régime hitlérien représente en effet la négation absolue de ses idéaux.
Pourtant à Paris il n'est pas isolé. Les relations tissées dans le cadre de son activité professionnelle à Leipzig lui permettent de trouver quelques portes ouvertes. On le retrouve chargé de cours à l'Institut Germanique de la Sorbonne ainsi qu'à l'Ecole Pratique des Hautes Etudes. Il est également employé par la Radiodiffusion française comme écouteur-traducteur pour les émissions étrangères, son statut de linguiste devenant précieux dans cette époque troublée. Le réseau de la fondation Rothschild a peut-être aussi joué un rôle dans son parcours en France.
Mais la menace n'est pas écartée pour autant. Après la "drôle de guerre", la Wehrmacht entre dans Paris ! Quelques jours auparavant, le 12 juin 1940, il était parti pour Bordeaux avec sa femme et sa fille... pour se retrouver dans une confusion totale. Le gouvernement français replié lui-même dans la place tente d'organiser ce qui aurait pu être une riposte. Même tardive. On sait ce qu'il en advint, ce fut l'entrée en scène de Pétain. De plus Bordeaux étant sur la route de l'Espagne, pays fasciste mais non engagé aux côtés d'Hitler, de nombreux réfugiés cherchent ici des solutions de repli vers le sud-ouest ou l'Afrique du Nord. Wilhelm Friedmann y est accueilli par la forte communauté protestante bordelaise des Chartrons et orienté vers Oloron-Ste Marie. C'est là qu'il rencontre Charles Cadier, le pasteur, qui l'emmène provisoirement dans la maison familiale d'Izarda à Osse en Aspe. On est alors à la fin du mois de juin 1940.

La vie de "Monsieur Martin" à Osse...
En ces temps difficiles du début de guerre et de débandade quasi générale, Wilhelm Friedmann est bien accepté à Osse par le maire Pierre Sarthou, radical-socialiste et catholique, et son premier adjoint Daniel Supervielle, un protestant. Il se fait appeler Martin, nom mentionné sur sa fausse carte d'identité. Assez rapidement il trouve refuge avec sa femme Gertrude et sa fille Régine chez Marie Candau qui habite la maison Cavendish, la dernière à gauche en sortant du bourg après le temple. Elle est institutrice retraitée, et outre une certaine ouverture d'esprit, elle a le grand avantage de parler anglais.
La tante de Marie Candau, Annette, soeur de Jean Candau d'Ypère, avait épousé Frédérick Cavendish, prêtre anglican (ordonné le 10 avril 1831). Rentier, il amenait sa femme en cure en Béarn. Se trouvant veuf il épousa une jeune femme de la région. Il vivait à Osse dans les années 1860 et la maison a gardé encore aujourd'hui son nom gravé sur la plaque de la porte d'entrée. Pour sauver les apparences et officialiser cette présence, Marie Candau loue à la famille son grenier, grossièrement aménagé pour l'occasion. Le logement est très précaire, seulement éclairé par des chiens-assis et chauffé par un petit poêle à bois. Mais ce refuge adossé au Castets a le gros avantage de disposer à l'arrière d'une sortie directe sur la montagne en cas de danger imminent. C'est notamment dans cette maison que le savant linguiste écoute régulièrement la BBC.
La famille n'a pas été habituée à ces conditions matérielles très difficiles. Mais surtout l'exil, l'isolement dans une région inconnue, la clandestinité et le manque d'argent font que ce séjour forcé à Osse est une épreuve redoutable. De plus Gertrude, allemande luthérienne, ne bénéficie pas, semble-t-il, de la sympathie qu'elle mérite. L'assistance matérielle des Ossois, et financière de certains amis, permettent seulement d'assurer un minimum de subsistance. De part sa formation d'intellectuel, Wilhelm Friedmann était peu préparé à la rudesse et aux contraintes pratiques de la vie rurale. Il réussit pourtant à faire pousser des pommes de terre sur le terrain de la maison Cavendish, là où aujourd'hui c'est encore une gageure !
Au village il est alors le voisin de Pierre Burs, un passeur qui aide les personnes menacées politiquement à passer en Espagne par la Pierre St Martin. Selon François Burs, fils de Pierre, M. Martin part souvent, mais parle peu. Il se souvient également de Régine faisant de la bicyclette dans la vallée quand les jeunes locaux travaillent aux champs. Et puis, avec sa femme Gertrude, ils sont de très bons randonneurs et ils parcourent bon nombre de circuits montagnards.

Les temps difficiles...
Le semi-isolement de la vallée l'amène à se déplacer fréquemment pour Oloron, Pau ou Toulouse. De même sa fille Régine est interne dans une institution de Pau et revient à Osse toutes les fins de semaine.
Réfugié, Wilhelm Friedmann ne reste pas inactif. Son statut de linguiste européen de haut niveau reconnu par l'université de Toulouse lui vaut une désignation pour une mission sur les parlers traditionnels de la haute vallée d'Aspe. Il étonne par la rapidité avec laquelle il maîtrise les idiomes locaux. Des publications bien postérieures utiliseront d'ailleurs ses travaux. Cette mission, en même temps qu'un travail réel, est aussi une couverture officielle pour justifier sa présence dans la vallée.
Au village on se souvient qu'il donnait des cours d'allemand et de latin, notamment à la fille de M. Borce, le boulanger de Bedous... et qu'après s'être frotté à la langue basque au cours des ses recherches, il aurait avoué qu'elle était très complexe !
Mais il fait des démarches assidues pour émigrer aux Etats-Unis, sachant sa situation très précaire. S'étant replié d'Allemagne, de Paris, de Bordeaux, d'Oloron, ayant été obligé d'abandonner l'essentiel de ses recherches, il se sent probablement à Osse dans une sorte d'impasse autant intellectuelle que physique. L'avancée du fascisme, la mondialisation du conflit et le durcissement du régime de Vichy rendent la menace de plus en plus lourde.
Le passage de la frontière espagnole proche aurait pu être un espoir. D'autant que son voisin Pierre Burs est engagé dans cette action. Mais époux et père conscient de ses responsabilités, il refuse d'entraîner femme et enfant dans ce qui lui semble une aventure très périlleuse. Pierre Burs sera d'ailleurs arrêté en janvier 1943 et envoyé en captivité au fort du Hâ, près de Bordeaux.
Lors de son parcours en France, Wilhelm Friedmann a des contacts avec la Résistance qui lui a fourni sa fausse carte d'identité. Il rencontre notamment Henri Cadier, l'avocat, frère de Charles, qui est très actif dans l'aide aux réfugiés étrangers. Sérieusement inquiété pour cet engagement, il devra se réfugier à Genève de février 1943 jusqu'au mois de novembre 1944.
Wilhelm Friedmann est de plus en plus inquiet, il se sent traqué dans son refuge aspois. Sa bibliothèque, outil indispensable et fierté de linguiste, a été pillée dans son appartement parisien. Mais, imprudence ou excès de confiance, il continue à recevoir à Osse du courrier à son vrai nom.

Les mauvaises nouvelles
Dès 1940 Wilhelm Friedmann a connaissance des suicides de deux de ses compatriotes, intellectuels et juifs réfugiés d'Allemagne comme lui : Carl Einstein, le neveu du génial physicien Albert Einstein, historien d'art et anarchiste, et Walter Benjamin, philosophe et écrivain de tendance marxiste. Et les deux meurent dans les Pyrénées...
Einstein, d'abord recueilli par les moines de Bétharram est arrêté. Pour échapper au sort promis aux juifs par le gouvernement de Vichy, il se jette dans le Gave avec une pierre attachée au cou. On retrouvera son corps à Boeil-Bezing, dans les Pyrénées atlantiques, où il est enterré. Walter Benjamin, arrêté à Port-Bou par la garde civile espagnole, se donne la mort en s'empoisonnant à la morphine. Son corps serait dans la fosse commune du cimetière.
Le 11 novembre 1941, la pression augmente, les Allemands pénètrent dans la vallée. Le refuge aspois n'en est peut-être plus un !
Et en 1942 il apprend le suicide au Brésil de Stefan Zweig, son ami. Ils étaient très liés, la première femme de Zweig étant la marraine de sa fille Régine. Cette dernière nouvelle l'accable car outre la fin dramatique d'un être proche, ce suicide ressemble à un nouvel acte de désespoir face à l'escalade nazie.
Wilhelm Friedmann connaît alors de forts moments de doute et frôle, semble-t-il, la dépression. D'autant que Vichy accentue durement sa politique antisémite : en août 1942 les juifs enfermés au camp de Gurs sont transférés massivement à Drancy par la gare d'Oloron. L'évènement fait grand bruit dans la région.

Fin 1942, l'étau se resserre
La menace se précisant, Charles emmène Wilhelm Friedmann aux Eaux-Bonnes dès la mi-juillet 1942 pour le cacher au presbytère. Friedmann se rend alors à Pau pour avoir des informations sur sa demande de visa pour les Etats-Unis. Comme d'autres intellectuels du monde germanique, notamment Walter Benjamin, il devait avoir une place pour la New school of social research. Pour cela il fallait passer en Espagne, y être interné un certain temps et aller jusqu'à Lisbonne pour ensuite gagner New-York.
Le 10 décembre il revient à Bedous vers 19 heures par le train de Pau. Comme il le fait habituellement, il descend du wagon un peu avant la gare, passe le gave au gué, et prend la route d'Osse. Mais en haut de la côte, il est arrêté par une patrouille pour un contrôle d'identité. Au château de Bedous stationne en effet une troupe de soldats allemands, des Bavarois pour la plupart, spécialistes de la garde aux frontières.
Wilhelm Friedmann est amené à l'hôtel Saint-Bois de Bedous pour y être interrogé. Il n'a, semble-t-il, pas été torturé. Mais à trois heures du matin il demande un verre d'eau et avale de la digitaline. Il se l'était procurée à Pau avec une ordonnance médicale. A petites doses, c'est en effet un médicament. Mais c'est un poison violent si on va au-delà.
A-t-il pris peur en voyant des uniformes allemands, sachant qu'il avait commis des écrits anti-hitlériens ? En fait sa décision était prise depuis longtemps, il avait prévu cette issue et sa femme en était informée. Il avait également confié à Charles que s'il était arrêté, il se suiciderait comme ses camarades l'avaient fait avant lui : plutôt mourir que vivre d'une façon ou d'une autre sous la botte nazie !
Il ne voulait pas partir en camp de concentration. Il avait fait son devoir, tenté en vain d'alerter l'intelligentsia française sur les conséquences dramatiques du nazisme, notamment son antisémitisme délirant et meurtrier.
Il est mort à six heures trente malgré l'intervention du docteur Félix Larricq de Bedous. Pendant sa longue agonie il se serait confié au soldat qui le gardait dans un long réquisitoire contre le nazisme...

Un même destin choisi...
Cet acte individuel, pour tragique qu'il soit, est pour Wilhelm Friedmann la dernière expression de sa liberté. Le système nazi et les régimes qui ont collaboré avec lui étaient pour ces intellectuels profondément démocrates le mal absolu qu'il fallait combattre. Carl Einstein, Walter Benjamin, Stefan Zweig, Wilhelm Friedmann ont choisi le même destin. Ils ont été pris dans l'engrenage infernal d'une situation dont l'Histoire a peu d'exemple et qu'ils n'étaient pas préparés à affronter. Par leur décision ultime ils sont allés au bout de leur idéal.
La destinée de ce brillant intellectuel, farouche démocrate et francophile assumé, s'est donc achevée dans l'anonymat d'un petit cimetière pyrénéen. C'est l'honneur d'un certain nombre d'Ossois, dont Charles et Henri, d'avoir tenté de protéger Wilhelm Friedmann. Le 11 décembre 1942 l'émotion était forte quand Charles a officié à son enterrement au cimetière d'Osse.

Et après...
Sa femme Gertrude et sa fille Régine ont vécu à Pau les années qui suivirent en attendant la Libération, leur religion protestante ayant sans doute été une forme de protection. En 1945, revenue à Paris, Gertrude apprit qu'en 1942, au moment de son arrestation, le dossier d'émigration aux Etats-Unis de son mari était enfin accepté... Une confusion de nom, Friedmann, étant assez courant, aurait pu être à l'origine de ce retard fatal !"

Un commentaire, une remarque, une précision sur cette photographie...